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30 juil. 2007

La salamandre




Un soir d'été, je vidais pensivement les dernières gouttes de ma flasque d'Armagnac tout en observant le plus beau ciel d'Europe, un peu en contrebas de l'Authion.


Habituée aux étoiles filantes et divers satellites qui fourmillent dans notre atmosphère, je remarquai une lueur différente qui semblait provenir à la fois du ciel et de la forêt. A proximité du chalet dans la nuit montagnarde, entourée d'invisibles chevreuils et d'inoffensifs rongeurs, cette bizarrerie ne me fit pas frémir. Au contraire, elle éveilla ma curiosité. Je marchai dans sa direction pour tenter de l'identifier.


Lampe frontale solidement arrimée autour de la tête, je m'engageai d'un bon pas sur le sentier en direction de la source. Les semelles de mes Pataugas sonnaient en rythme, d'un bruit profond sur la terre, plus clair sur les roches affleurant au sol. Je me laissais bercer au tam-tam de mes pas, guidée par la curiosité autant que par les repères familiers qui surgissaient au fur et à mesure de ma progression dans la nuit. Si bien que je parvins aisément à proximité de la source. Au-delà, une randonnée nocturne serait périlleuse. Je m'arrêtai donc pour souffler un peu, hésitant à continuer, car je ne distinguais plus la lueur qui m'avait attirée jusque là.


Les mains en coupe, je m'approchai pour boire au filet d'eau qui chantait dans la mousse à ma droite. Dans un sursaut, je reculai et faillis m'étaler, le coeur battant, nez à nez avec une magnifique salamandre noire aux taches jaune fluo qui me regardait d'un seul oeil luisant. Nous étions proches à nous toucher. J'avais évité ses sécrétions urticantes de peu.


Immobile dans le faisceau de ma lampe, elle se tenait de profil, telle une Cléopâtre sauvage. Quelle chance de voir ce petit animal fabuleux de si près ! Encore émue par la surprise, il me vint en même temps à l'esprit tout ce qu'on raconte à son sujet, qu'elle ne craindrait pas le feu, qu'elle pourrait le traverser sans se brûler, et bien d'autres fadaises qui font d'elle un démon de légende. Cette prétendue gardienne du passage triangulaire entre les mondes animal, humain et magique ressemblait plutôt à un petit dinosaure, presque à un jouet avec ses taches de couleur vive. Je l'avais surprise aussi. Tétanisée par notre rencontre, elle me surveillait du coin de l'oeil.


Toute trempée d'éclaboussures, j'attendis, espérant qu'elle finisse par s'éloigner. Mais elle ne bougeait pas plus qu'une statue, avec laquelle on aurait pu la confondre. Je m'approchai à nouveau, tout doucement, et m'assis sur le rocher le plus proche, avançant la main avec lenteur pour ne pas l'effrayer, et tenter enfin de me désaltérer. La brise légère agitait les frondaisons des sapins alentour. Comme les sonorités sont étranges la nuit ! Ce que l'on remarque à peine dans la cacophonie du jour prend des distorsions étranges en l'absence du soleil.





Portés par des parfums de résine, divers bruissements se mêlaient à des sons plus modulés. Cris d'animaux infimes ou voix murmurantes ? Cette idée autant que l'humidité me fit frissonner. Il était temps de rebrousser chemin.

A peine debout, le fouet d'une branche figea mon mouvement vers le sentier, ouvrant une large flaque de lune. Comme par magie, la salamandre était maintenant à la lisière du cercle de lumière, toujours immobile, me fixant de ses yeux noirs sans un clignement.

- Ecarte-toi de mon chemin petite, il faut que je parte. Je dois te contourner pour ne pas te blesser en passant.

Quelle folle superstition m'avait poussée à penser à haute voix comme pour conjurer je ne sais quel sortilège ? L'animal – et tout ce qui m'entendait à ce moment – pourrait-il même me comprendre ? Quelle puérilité ! Voilà que je me mettais à parler seule comme une demeurée ! Furieuse contre moi-même et ma couardise, je haussai les épaules et entamai un périlleux contournement de la bête pour retrouver le sentier.



Au moment de franchir la zone lumineuse, je compris que c'était

impossible. Aucune branche, aucun rocher , pas même le petit animal ne me barraient le passage, mais je sentais que je ne pouvais pas aller plus loin. Une force dont je ne saurais dire d'où elle provenait, sinon de moi-même, m'empêchait de franchir le cercle lumineux et de m'enfoncer dans la nuit. Une sensation oppressante bien difficile à décrire. Coeur battant, souffle court, je cherchai du regard les causes de mon malaise. Il n'y avait que la masse compacte des sapins dans l'obscurité et les murmures du vent. L'esprit vide, je perdis toute rationalité. La hiératique salamandre me fixait toujours de ses yeux comme artificiels à force d'immobilité.

Pourquoi avoir suivi mon impulsion d'aller voir ce qui pouvait luire dans la montagne, seule, en pleine nuit ? Trop d'alcool m'avait fait perdre toute prudence. Je sentais l'affolement me submerger en me laissant tomber sur la mousse auprès de la source, atone et prête à pleurer.


Je restai là. Puis le froid me prit dans une torpeur entrecoupée de sursauts inquiets. Scrutant la nuit trompeuse, je croyais voir des formes bouger, disparues l'instant d'après. Chaque nouveau bruit exacerbait mon inquiétude nourrie des bribes de légendes qui me remontaient en mémoire. Je restais dans un immobilisme hébété, craignant de voir surgir un sanglier venu se désaltérer, puis souhaitant au contraire un événement, n'importe lequel, qui romprait ce charme inexplicable dans lequel je me sentais plongée.

Evite tout mouvement, me disais-je, pour ne pas attirer l'attention. Mais l'attention de qui ou de quoi ? Je ne le savais pas.

Et c'est peut-être ce qui me faisait le plus peur : cette attente stérile et insurmontable dont je redoutais autant la durée que l'issue.

Comme au sortir d'une sieste emplie de cauchemars, je vis que le rayon de lune s'était amaigri, il ne traçait plus qu'un mince ovale à terre. Bientôt je ne distinguerais plus rien, et de toute façon trop tard, à la pauvre lueur jaunissante de ma lampe frontale. Il fallait tenter à nouveau de partir. Je parvins à me secouer en pensant au ridicule de la situation et j'essayai d'en rire. Le rire, voilà qui vous guérit de l'irrationnel ! Je contrôlai ma lampe faiblissante, vérifiai la présence de mon Laguiole dans la poche du blouson, resserrai les lacets de mes chaussures et bus à longs traits rafraîchissants l'eau qui coulait de la montagne. J'en avais oublié la soif qui m'avait attirée dans ce traquenard. Cette goulée bienfaisante me galvanisa.

Je remplis la flasque vide et me remis sur pieds, bien décidée à retrouver mes esprits et le confort du chalet.





La brise s'intensifia, portant les effluves moussues de la forêt.

Les branches de sapins occultèrent l'ovale lumineux. Je fonçai, ignorant la salamandre engloutie à ce moment dans l'ombre. J'avançais le plus vite possible, n'osant pas me retourner, à pas trop bruyants pour quelqu'un qui fuit. Mais qu'importe, je ne savais même pas ce que je fuyais, à part ma propre peur. Chaque souffle de brise, chaque frôlement me faisait sursauter, même le froissement de mon coupe-vent en Nylon. Jusqu'à proximité de la grande clairière, le trajet me parut court.

Je compris que j'avais battu mon record de vitesse lorsque le son de mes pas se fit plus clair sur la roche qui affleure à cet endroit. Un écart, je glisse. Le pied dans le vide, je m'accroche à une branche cassante. Aïe ! Ma cheville ! Un tronc m'aide à me hisser sur le sol du sentier. Je perds ma lampe en essayant de me dégager. A tâtons, je la cherche au hasard. Miracle ! Je sens le bandeau élastique au bout duquel pend encore l'ampoule dans sa douille. Elle fonctionne mais sa lueur n'est plus maintenant qu'un halo jaune sans puissance, juste bon à éclairer vaguement ma cheville douloureuse pour y verser un peu d'eau de la gourde.


Une fois de plus la furie me prit. Mais je la préférais à la peur. Il me fallut un bâton pour me relever péniblement et reprendre ma route vers la clairière heureusement déjà visible grâce aux frondaisons moins denses. J'aperçus bientôt les granges puis le chalet, bien campé dans la pente douce de l'alpage. Enfin ! Jamais ce havre de paix ne m'avait paru si rassurant. Tout le monde était couché.

Je me glissai par la porte-fenêtre, fermai les volets au crochet et me laissai tomber sur le canapé auprès du poële encore chaud que nous allumons par les soirées fraîches, même en été. A la lueur des flammes rassurantes, je pensai à cet étrange périple, partagée entre le rire et la colère contre moi-même. Je n'avais rien découvert, j'avais cassé ma lampe et eu peur comme une sotte dans le noir. A qui oserais-je raconter une chose pareille ?



Dans le pré inondé de soleil, la salamandre était là, à moitié dissimulée par les hautes herbes.

- Je t'ai fait peur, moi si inoffensive ! Tu as passé l'épreuve sans brio mais tu t'en es tirée.

Je reconnus dans sa voix les accents de la brise nocturne auprès de la source. Mais cela ne m'inquiétait plus.


- Dans la forêt, c'est toi qui parlais et je ne te comprenais pas ?

- C'est ainsi. Souvent les humains n'écoutent pas les voix qui guident leur vie. Ils les entendent mais refusent d'en reconnaître le sens.
- Mais que voulais-tu me dire ? Est-ce toi qui m'a empêchée de quitter la source en m'effrayant de la sorte ?

La bête me regardait sans répondre.


- J'ai cru aux sortilèges cette nuit, à cause de toi.

- Ce n'était pas un sortilège. C'était juste ta peur de t'abreuver à la source de ce qui reste dans l'ombre. Tu as montré le courage de t'enfoncer dans cette nuit où tu espérais rencontrer la lumière, mais tu n'as pas reconnu que tu étais parvenue au bon endroit. Tu le pressentais seulement. C'est ce qui t'a retenue et aussi ce qui t'a libérée. C'est le principal. Tu finiras par comprendre.

A ces mots, elle disparut. Je courus dans le pré à sa recherche mais elle s'était volatilisée. Je remontai vers le chalet à pas lents, méditant sur ce qu'elle m'avait dit.






Une odeur d'oignons frits m'obligea à ouvrir les yeux que je refermai aussitôt, aveuglée de soleil.

- Tu as vu l'heure qu'il est ?

- Non, quelle heure ?
- Midi ! Les vacances c'est grasse matinée pour toi.
- Oui, excuse-moi, je me suis couchée tard.
- Oui j'ai vu. Tu as même dormi sur le canapé auprès du feu. Et tu rêvais très fort. Je t'ai entendue marmonner. Que faisais-tu dehors hier soir ?
- Rien. J'observais les étoiles.

Je passai sous silence mon épisode peu glorieux. Il aurait fallu expliquer aussi la tristesse inexplicable qui me poussait toutes les nuits à sortir en compagnie d'une flasque d'alcool...

- Tu avais peur du noir pour préférer la compagnie du feu ? ajouta-t-il malicieusement. Eh bien essaye de manger tôt, ça rétablira l'équilibre !

Je me levai dans un grand rire à l'unisson du sien et vins lui coller un gros baiser qui sentait encore le sommeil. Sur le pas de la porte-fenêtre, il me prit l'envie de sauter dans le pré. Pieds nus, je dévalai la pente comme une gamine.
Tiens, ma cheville semblait complètement rétablie...

Je pensai à l'eau de la source versée dessus cette nuit, à cette joie inhabituelle au réveil et à l'espoir qui gonflait ma poitrine. Fallait-il croire à ce miracle ?




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