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26 juil. 2007

Rosine et Sam






« Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas [...]»

Primo LEVI, « Si c'est un homme », Robert Laffont.





Entre nous on disait Rosine et Sam comme on dit Pierre et Marie Curie. De ces deux indissociables, c'est Rosine que j'ai rencontrée en premier. Nous avons fait connaissance dans une manif'. Nous défilions en criant des slogans pour la sauvegarde de la Sécu', il y a plus de trente ans déjà. Rosine était élue de notre comité d'entreprise. C'est comme ça que nous nous sommes retrouvées, parmi une foule d'autres, à crier sous nos banderoles de la CGT pour qu'on rende « La sécu aux assurés ! ».


Rosine me demanda si j'étais fatiguée de marcher tous ces kilomètres. Cela m'avait étonnée qu'elle s'en préoccupe car j'y allais avec tant de coeur que je n'y pensais pas moi-même. Elle me dit qu'elle avait « ses vieilles douleurs », souvenirs des camps d'extermination. Je ne l'aurais jamais deviné ! Elle si dynamique, qui faisait bien plus jeune que son âge, toujours en train de rire tout en étant attentive aux autres comme aux conséquences politiques et sociales de tout ce que nous vivions.

Elle n'en faisait pas tout un plat, bien loin de là !

Le soir j'ai raconté cette rencontre à Michel. Pour nous, soixante-huitards épris de peace and love, un ancien combattant ne pouvait être qu'un vieux monsieur décrépi brandissant un drapeau désuet et belliqueux. Voilà l'image que nous en avions.

Je découvrais que ça pouvait aussi être une copine, une femme comme les autres qui travaillait dans la même entreprise, défendait ses collègues et racontait des blagues « pas très catholiques » comme on disait pour désigner l'humour salace. Forcément pour une juive, c'est quand même de rigueur de ne pas être catholique !

Mais attention, une juive laïque comme elle aimait le préciser, décorée de la Médaille militaire et de la Croix de guerre (ce qu'elle ne m'avait pas précisé, elle n'y a jamais fait allusion !).


Nous nous croisions de loin en loin, surtout grâce à Denise, notre collègue et amie commune.
Mon fils est né en 1976. Nous avons choisi son prénom pour des tas de raisons bien personnelles qui n'ont strictement rien à voir avec la religion juive. Elle a voulu savoir pourquoi nous avions appelé notre petit garçon Samuel.
« N'as-tu pas peur, me demanda-t-elle, si le nazisme revenait, ton fils serait parmi les premiers désignés et vous avec ! » Je n'y avais pas songé un instant. Je lui répondis que nous étions libres de choisir les prénoms de nos enfants et que tout le monde savait maintenant à quoi pouvait conduire le racisme et l'indifférence.

Nous, les jeunes, ne nous laisserions pas prendre à ce piège.

Elle approuva notre liberté de choix tout en citant Bertold Brecht : « Le ventre est encore fécond d'où peut sortir la bête immonde », puis elle ajouta pour tempérer encore ma naïveté : « On n'est jamais à l'abri de l'impensable ».

Ainsi se résumait son engagement jamais démenti malgré ce qu'elle avait subi pour défendre son idéal.


Les années ont passé, Rosine a quitté l'entreprise pour une retraite bien méritée.
Nous nous donnions rendez-vous à la Fête de l'Huma où je vis Annie, leur fille, pour la première fois. Rosine, en parfaite mère juive, en parlait avec une admiration qui frisait l'aveuglement – ou bien était-ce mon jugement perverti par une certaine jalousie pour une fille si choyée ? Les anciens déportés que j'ai connus faisaient tous preuve d'une grande tolérance et d'un amour sans borne à l'égard de leurs enfants.

Ce qu'ils ont vécu leur a sans aucun doute donné une conscience plus aigüe que la nôtre de l'inestimable valeur de la vie et de l'amour.


A la retraite, Rosine et Sam ne s'arrêtèrent pas pour autant. Eux qui avaient été déportés, humiliés, qui avaient perdu presque toute leur famille, ont continué à militer, quasiment jusqu'à leur dernier souffle, pour témoigner de l'importance d'empêcher à tout prix que l'innommable se reproduise. Ils allaient dans les lycées et les collèges expliquer aux jeunes ce qu'avaient été les crimes du nazisme, mais surtout pour leur montrer où peut mener le racisme et transmettre les valeurs de solidarité entre les humains. « A notre retour, on gênait en tant que témoins vivants de ce qui s'est passé. Ce n'est qu'en 1961 que nous avons été reconnus anciens combattants et qu'on nous a proposé une visite médicale. Nous sommes retournés à Aushwitz en 1981, à Aushwitz où mes parents sont morts, où la mère de Samuel est morte. On croyait pouvoir faire le deuil mais on n'a pas pu car il n'y a pas de traces. Vous parler, vous raconter tout ça, est pour nous une forme de thérapie », expliquait Rosine aux lycéens. Sam restait très discret sur les détails de ce qu'il avait vécu, conseillant aux jeunes de lire les publications de l'Amicale des déportés d'Auschwitz et des camps de Haute-Silésie.

Comment trouver le courage de dire l'indicible ?


Seule une amie proche comme Denise avait pu déceler, fin 2004, un changement à peine perceptible chez Rosine : une grande lassitude et quelques trous de mémoire. On mit cela sur le compte de la fatigue d'avoir à agir pour deux. Quelques années plus tôt, Sam avait été victime d'un A.V.C. qui l'avait laissé en partie paralysé. Il souffrait beaucoup. Nous nous trompions. C'était la fatigue ultime d'une vie tellement remplie. Le 10 décembre 2004, Rosine nous a quittés la première, et Sam à peine plus d'an après.

La disparition de deux personnes si humbles, qui ont tant fait pour plus de justice, est une perte irremplaçable pour leur famille et leurs amis, mais aussi pour tous ceux qui ont bénéficié de leur courageux combat.

Combien le savent et y pensent ?

Je ne peux pas m'empêcher de me demander si d'autres générations compteront des gens qui feront preuve de ces qualités humaines . Georges Sarre, maire du XIe arrondissement de Paris, aux obsèques de Sam, disait de lui et de ses compagnons de lutte qu'il nous ont appris à « toujours avoir, pour guider notre existence, un idéal dont on ne dévie pas et qui est capable de vous faire aborder les situations les plus périlleuses, les choix les plus difficiles, avec le courage tranquille de ceux qui savent où est leur devoir. »


Je veux ici témoigner de mon amitié et de mon admiration pour eux. Quand j'entends parler du devoir de mémoire, je pense aux millions de gens qui ont combattu et sont morts pour notre liberté, mais avant tout, c'est l'image de Rosine et de Sam qui s'impose à moi. Celle du boulot, des parties de Scrabble où Sam sortait toujours un mot nouveau de son esprit aiguisé. Des amis tranquilles et déterminés dans leurs choix d'amour de l'humain et de la justice.





Eléments biographiques



Rosine Pitkiewicz, dite Rosine Radzynski


« Rosine Pitkiewicz était une patriote résistante, une militante des idées progressistes, acquise très jeune à l’idéal communiste et qui lui resta jusqu’au bout fidèle. Elle était née à Varsovie en Pologne, en 1920. Elle avait, avec ses parents, fui l’antisémitisme qui sévissait dans ce pays et s’était établie en France. Pendant l’occupation allemande, toute la famille, en particulier ses frères, fut engagée dans la Résistance. Elle-même fut arrêtée, avec son frère Bernard, le 21 juin 1942 à Paris. Un mois plus tard, le 16 juillet, ce furent ses parents, son frère et sa sœur cadets qui furent arrêtés puis internés au Vel d’Hiv, ensuite à Drancy puis à Beaune la Rolande, et de là déportés à Auschwitz. Ses parents et sa sœur y moururent, tandis que son frère Lazare réussit à s’évader du Vel d’Hiv et entra dans la Résistance, à l’âge de quatorze ans. Il deviendra le plus jeune des Compagnons de la Libération.

Rosine réussit elle aussi, en janvier 1945, à fausser compagnie aux Allemands qui évacuaient les déportés devant l’avance des armées alliées. Elle se cacha à la frontière tchèque et put ainsi retrouver Paris saine et sauve, le 29 mai 1945 ».

(Extrait de l'allocution de Georges Sarre, maire du XIè arrondissement de Paris, lors de la cérémonie en l'honneur de Rosine Radzynski, en mars 2005.)




Samuel Radzynski, dit « Georges le rouquin »


Samuel Radzynski, aîné de six enfants, est né le 9 septembre 1923 à Koszyce (Pologne). Son père était ouvrier tailleur à Paris.

En 1941, la police française vient arrêter le père de famille, décédé quelques mois plus tôt. Samuel, dix-sept ans, est emmené à sa place. Il est interné au camp de Drancy (France), le 20 août 1941. Sans eau, sans électricité ni chauffage, la maladie frappe de nombreux prisonniers. En novembre, la direction du camp craignant une épidémie de typhus libère les moins de dix-huit ans, les malades, les vieux. Sam, amaigri de vingt kilos, retourne dans la Résistance où il luttait depuis 1940, et entre dans la clandestinité sous le nom de « Georges le rouquin ».

Le 27 mars 1943, il est à nouveau arrêté sur dénonciation, par la Brigade spéciale, ainsi que sa mère, sa sœur, et son beau-frère. A la préfecture de police, un interrogatoire musclé l'attend, avant la prison de Fresnes puis à nouveau le camp de Drancy d'où il embarque dans un wagon à bestiaux, avec une centaine d'autres personnes, pour trois jours de voyage sans nourriture.

Arrivés à Birkenau, cinq cents personnes entrent dans le camp. Il ne restait plus que cent cinquante survivants quarante-huit heures après.

On lui tatoue le numéro 126170 et on l'envoie dans un camp annexe à Jawischowitz, une mine de charbon où l'attendent seize heures de travail quotidien au fond, de mars 1943 à janvier 1944. Transféré à Monowitz, (Auschwitz III), il est blessé puis affecté à l'infirmerie où il reste jusqu'au 18 janvier 1945, date de l'évacuation du camp.

Environ soixante mille déportés sont sur les routes pour une marche forcée et meurtrière. Il parvient à s'évader le 21 janvier avec un camarade français, Alfred Besserman. Samuel arrive en France le 18 juillet 1945, enfin libre.



Paris, 22 juillet 2007, en commémoraton de la rafle du Vel' d'Hiv les 16 et 17 juillet 1942.


Liens




« Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir. »
(Dante, La Divine comédie)
Rosine et Sam nous ont prouvé qu'il ne faut jamais perdre espoir.



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