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11 juin 2007

Lucette R.


29 décembre 2005

Le thème : "Une malle, un journal. Vous découvrez le journal de votre grand-mère."

Lucette R., grand-mère de Saint-Avit


La portière s’ouvre et je me sens happée par la fournaise de l’été. Une multitude d’insectes m’assourdit de crissements. Je suis devant une ferme modeste, celle de ma famille paternelle.

Entrant par la cuisine, je retrouve l’odeur que je prenais pour celle du poivre lorsque j’étais enfant. C’est le feu de bois qui a tout imprégné, jusqu’à la pierre. En ce lieu régnait en maître un homme austère et tyrannique, qui interdisait à quiconque d’utiliser l’eau chaude sauf en cas de gel, et à qui il fallait rendre compte de chaque geste. L’émotion me serre la poitrine en gravissant l’escalier fermé par une porte.
J’ai décidé d’entrer dans le fameux grenier qui nous était aussi interdit que le reste dans notre enfance.

Sous les tuiles, l'atmosphère est suffocante. Quel capharnaüm ! Une odeur indéfinissable me pique le nez. La lumière de l'unique œil-de-bœuf, voilée d'une crasse cinquantenaire, vient frapper une malle métallique portant sur une étiquette jaunie le nom du sergent L., destination Lan Song, Indochine. La barre empêchant l'ouverture du couvercle glisse facilement. Au seuil de l’indiscrétion que je m’apprête à commettre, j’hésite, intimidée et brusquement honteuse de profaner ces souvenirs qui ne m'appartiennent pas. Poussant un peu le contenu pour refermer, mes doigts rencontrent la forme d'un livre.

C'est un livre de comptes couvert de toile cirée. Entre les pages aux colonnes de chiffres serrés, une feuille de papier quadrillé, soigneusement pliée, marque la page du 15 février 1932. Je lis : " La neige n’est pas bleue comme on l’écrit dans les romans. Elle recouvre tout du blanc de la mort. C’est le froid qui a emporté ma petite. Chaque flocon de neige me rappellera à jamais Marie, que je n’ai pas pu réchauffer. Même si je vivais désormais tous les hivers sous les tropiques, je ne pourrais pas l’oublier". De loin en loin, ces feuillets épars brisent le rythme monotone des chiffres, plus denses dans la colonne des dépenses que dans celle des recettes. Ils ne sont pas datés, je devine l’époque à l’évocation des événements et à l’âge des enfants.

1933 : " Ma lettre à l’inspecteur d’Académie est restée sans réponse. Faut-il que mon traitement serve aussi à acheter la peinture et les pinceaux pour la rénovation des classes avant la rentrée ? " " Avec les enfants, nous avons nettoyé les vitres, le tableau et les pupitres. Tout est prêt. Jean-Jacques est officiellement inscrit au cours préparatoire. Il connaît déjà bien les lettres. " Tous mes élèves de l’an dernier ont été reçus au Certificat d’études. "
1936 : " André s’amuse d’être confondu avec Léon Blum. Au marché de Bergerac, sa présence a provoqué un attroupement. "
1949 : " Jean-Jacques ne s’est pas marié à l’église. Mon propre fils ! "
1953 : " Pierre ne reviendra pas. J’ai refusé la croix de guerre posthume que l’armée lui décerne. On jase beaucoup. On prétend que je suis comme mon père. Qu’il repose en paix et Pierre à ses côtés ", et plus loin : " J’ai toujours servi la République et l’école laïque, élevé mes enfants, cultivé ma terre. Qu’on me laisse tranquille ! "

Contre la dernière page du livre de comptes, une enveloppe qui a été retournée et recollée pour être utilisée deux fois ; à l'intérieur, une lettre de félicitations adressée à mademoiselle Lucette R. pour avoir brillamment remporté le premier prix du conservatoire de piano de Bordeaux.

D’autres feuillets, de loin en loin, marquent des dates dont j’ignore l’importance.
L’élégante écriture à l’encre violette se brouille devant mes yeux. Je l’ai à peine connue cette grand-mère. Je ne garde qu’une vague image de duvets d’oies arrachés d’une main ferme, pleuvant sur ma tête avant de tomber dans une bassine. Et puis une tablée dans la cuisine. Mon père et mes oncles se remémorant les périodes difficiles. Discrète, elle se contentait de les écouter. L’un d’eux la prend à témoin. " Vous en avez eu des difficultés Maman. " Elle sourit légèrement et dit : " Si c’était à refaire, je le referais. "

La lecture de ses pensées intimes me rapproche d’elle. Un sentiment de fierté m’envahit, d’être issue de cette femme si discrète et si forte. Ce n’est pas à moi d’exhumer ces souvenirs qui m’ont pourtant apporté en quelques minutes ce que personne ne m’a dit pendant cinquante ans. En rangeant le petit volume à da place, une plume Sergent Major glisse dans ma paume ouverte.
Je la serre et l’emporte avec moi.

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