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11 juil. 2007

La piscine






Pour une petite ville comme Béchar, posséder plusieurs piscines était un luxe inouï, héritage de l’élite coloniale. Quand la plupart des familles de la ville basse n’avaient pas l’eau courante à la maison, tout le gratin se pressait à la piscine privée, gratuitement mise à disposition par l’armée française, réservée aux officiers et à leurs familles. De l’autre côté du mur, la piscine municipale se posait en jumelle désuète.



D’un côté, c’était la joyeuse foire. Tous les jeunes français s’y retrouvaient, qui pour parader en bikini, qui pour exécuter un saut de l’ange devant les belles épouses des officiers supérieurs qui s’offraient au soleil, la cuisse bronzée, l’œil aguicheur et la moue légèrement méprisante.

Le problème, c’est que les enfants d’officiers et de sous-officiers n’avaient pas accès aux mêmes piscines ni cinémas… Alors on trichait, on se prêtait nos cartes d’entrée pour être avec les copains de notre choix sans considération des grades de nos papas !

D’un seul coup nous étions passés de la plage de Tortosa, au bord de l’étang de Berre, constellée de méduses et de coquilles de moules blessantes pour les pieds, à cet endroit presque trop beau pour nous, catégorie grand luxe avec fauteuils de toile, cabines façon Deauville et bar ultramoderne, où ces dames buvaient du whisky servi par des soldats habillés en maîtres d’hôtel. Un vrai St-Trop Saharien !




De l’autre côté du mur, toute aussi invisible du dehors, se tenait la piscine municipale, entièrement carrelée de bleu profond ton sur ton et fleurie de Bougainvilliers recouvrant tout le mur Est. Celle-ci était très peu fréquentée. Peut-être à cause de la proximité des toutes ces femmes dénudées. Comme au hammam, certains jours étaient réservés aux femmes. C’est ainsi qu’Odile et moi nous nous vîmes refuser l’entrée un jour que nous avions décidé de varier les plaisirs. Ce qui ne nous découragea pas pour autant et, de temps en temps, nous faisions une incursion de l’autre côté de la barrière, avec tout le bassin pour nous seules. De ce côté-là, pas de « m’as-tu-vu », pas de soldats pour nous gronder si courions autour du bassin, de la place et une ombre fleurie pour se reposer après le bain. Odile en profitait pour faire des longueurs au crawl. Je l’admirais, postée dans la partie où j’avais pied, car je balbutiais à peine une brasse hésitante, et je comptais ses interminables allers et retours.


Dans la rue attendaient les voitures des baigneurs. Certaines abritaient des chauffeurs en uniforme, sans rien à boire, suant sous leurs képis en essayant de ne pas froisser leurs chemises aux trois plis. Ils patientaient des heures sous un cagnard à vous crever les yeux jusqu’à ce que le bon plaisir de ces messieurs dames les ramène enfin à la caserne avec leurs camarades. Leur sort nous révoltait, mais, avec l’insouciance de la jeunesse, nous oubliions bien vite ces malheureux pour nous jeter à corps perdu dans les joies de l’eau.

Si on faisait le compte, on découvrirait peut-être que avons passé plus de temps dans cette piscine que dans notre lit lorsque nous vivions à Béchar. Parfois, nous y restions la journée entière, surtout pendant les petites vacances. C’est là que j’ai failli me noyer d’une manière aussi bête que spectaculaire. C’est Jean-Louis qui m’a sauvé la vie.


Je voulais apprendre à plonger. Mais j’avais peur du plongeoir souple qui me déstabilisait. J’avais aussi peur de la profondeur de l’eau de ce côté du bassin. Je décidai alors de m’entraîner dans la partie la moins profonde. Je m’appliquai donc à bien tendre les bras, mains jointes et tête la première. Ah c’était réussi ! Je plongeai bien droit, si bien que ma tête heurta le fond dans un bruit qui résonna dans toute la piscine. Personne ne comprit que c’était mon crâne qui avait fait ce curieux « bong » amplifié par l’eau. Seul Jean-Louis, qui s’entraînait dans un crawl impeccable, m’avait vue disparaître sous la surface, mais pas ressortir. Il plongea à son tour et me ramena à l’air libre. Je m’étais tout simplement assommée au fond et je me serais noyée sans son intervention. Merci mon frère de m’avoir permis de continuer à sévir sur cette terre, et de raconter maintenant nos frasques !


Henriette, quant à elle, ne venait à la piscine qu’avec ses copines, entourée d’une cour de garçons comme il se doit à quinze ans. Cette envolée de jeunes filles éclipsait un peu les belles colonelles, c’est ainsi qu’on appelait les épouses par le titre féminisé de leur mari !

Elle portait un magnifique maillot de bain rayé aux dominantes orange qui mettait en valeur son bronzage doré de blonde. Les filles s’appropriaient la chambre à air d’avion qui servait de bouée, en faisaient un radeau inexpugnable, et les garçons organisaient alors l’assaut. A ce moment-là, inutile d’essayer de nager, les fausses Bardot en bikini reculaient leurs fauteuils jusqu’au mur pour éviter les éclaboussures, et les soldats sortaient du bar pour apprécier la bataille. Un beau ténébreux pouvait bien tenter le plongeon de la mort pour épater la galerie, le monde était à elles, et seuls les vainqueurs du radeau pouvaient obtenir la faveur de s’étendre à leurs côtés à l’heure de faire sécher les maillots.

Quand elle ne venait pas avec nous, à de mystérieuses périodes où nous ne devions pas l’ennuyer, elle nous abreuvait de recommandations au sujet de l’amoureux secret du moment. Enfin, ce n’était un secret que pour lui mais pas pour nous qui en entendions parler toute la journée et sur tous les tons. Au retour elle nous harcelait de questions au sujet des garçons que nous avions vus.

- Et Machin, il était là ? Ils ne vous a pas parlé de moi ? Il était avec qui ? Machine aussi était là ? Mais elle m’avait dit qu’elle n’irait pas ! A quelle heure il est arrivé ? Comment il était habillé ? Et il ne vous a pas parlé de moi ?

Heureusement que nous avions eu le trajet du retour pour reprendre notre souffle après les heures de natation, car nous avions intérêt à répondre avec précision. Un vrai rapport circonstancié. Henriette qui était si maternelle avec nous, souvent obligée par sa position d’aînée, a connu à Béchar une période de liberté. Elle pouvait nous laisser derrière elle, elle partait sans nous dans le désert avec ses amis, était invitée à déjeuner chez ses copines. Ce fut une parenthèse de vie personnelle pour cette sœur qui était pour nous comme une deuxième maman.


Maman ne venait que rarement à la piscine avec nous car il fallait préserver les petits du soleil et elle pouvait les baigner dans une bassine sous le faux poivrier du jardin. Elle nous laissait y aller seuls, sachant que la baignade était surveillée, et surtout, elle tenait absolument à ce que nous sachions tous nager. Ce qui fût fait.


A l’école, nos camarades musulmanes ne partageaient pas ces jeux interdits pour elles. En revanche, elles allaient au hammam avec leurs mères. Ce sera toujours un regret pour moi de n’avoir pas pu fréquenter cet endroit féminin que je parais des plus beaux décors dans mon imagination. Maman ne faisait pas confiance à l’hygiène de cet endroit. Etait-ce avec raison ? Je ne le saurai jamais. Naturellement, je ne comprenais pas ses réticences et je pensais qu’elle ne voulait pas nous mélanger à la population locale, et nues de surcroît. C'était si loin de sa culture. Lorsque je pense « Béchar », une des premières images qui me vient est le désert, mais aussitôt après me vient celle de la piscine et de tous les heureux moments que nous y avons vécus.


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