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14 sept. 2007

Le cinéma en plein air

Béchar, 1964


Le soleil tape. Nous marchons d’un bon pas, tête nue, sans lunettes, vers la piscine ou peut-être le souk. Nous remontons, Odile et moi, la rue Sidi Ben Boualem. Sur le trottoir d’en face, le cinéma municipal de plein air, protégé par une enceinte aveugle d’au moins cinquante mètres de long. Il se peut que j’exagère la distance qui m’a toujours semblée si longue à traverser.

Nous avons hâte d’arriver à l’avenue. Le mur est lépreux, noirci sur un mètre cinquante de hauteur, l’air est chargé d’une forte puanteur. Tous les hommes qui passent par là s’y arrêtent pour uriner. Il y en a parfois des dizaines, alignés dans la pente, la djellaba retroussée, se parlant comme au café. L’urine s’écoule sur le trottoir, l’air est saturé d’épouvantables relents accrus par la chaleur. On nous jette parfois des regards chargés de haine, peut-être de concupiscence. Des filles aux cheveux courts, bras nus et marinière décolletée, qui fixent les hommes en train de pisser, n’est pas fait pour plaire à de bons musulmans. Heureusement, nous ne saurons jamais quelles étaient leurs pensées. Nous ne saurons pas non plus s’ils devinaient notre innocence ou si la peur d’être pris les empêchait de nous rosser, voire pire.

Car ce n’était pas la crème qui était assemblée là, désœuvrée, attendant pendant des heures l’ouverture de cet horrible cinéma où nous rêvions tout de même d’aller voir quelle sorte de films s’y projetait. Mais la répulsion était plus forte que la curiosité.




Il fait nuit, de ces nuits particulières qui sont bleues plutôt que noires. Il fait bien sombre quand même, malgré la lune qui nous suit du regard avec son profil concave. Nous avons la permission exceptionnelle d’aller au cinéma militaire réservé aux soldats, à environ dix minutes de marche à pied de la maison. Dans mon souvenir, c'était gratuit mais on me dit qu'il fallait une carte en autorisant l'accès.

Il faut passer un de ces grands portails métalliques kaki, gardé par un factionnaire en uniforme. Une allée contourne un bâtiment bas, nous entrons dans une grande cour éclairée par des projecteurs de stade, entourée de murs surmontés de chevaux de frise. On nous distribue des couvertures car la nuit est fraîche. Des rangées de types en kaki sont assis sur des chaises assorties. Tout est de la même couleur, sauf l’écran bien blanc, au fond, promesse de la soirée que nous attendons avec impatience. Ici pas d’eskimos, bonbons, chocolats glacés. Rien que des canettes de bière achetées avant la séance par les spectateurs. Car il n’y a que très peu de spectatrices qui font tache avec leurs robes de couleur.

Nous nous installons, les filles côté à côte et notre frère aîné sur la rangée devant nous. Il préfère être parmi les hommes pour ne pas risquer d'être confondu avec la bande d'enfants que nous formons. Les soldats sont assis par groupes, ou plutôt debout car ils enjambent les chaises à tout bout de champ pour retrouver un copain, s'échanger des boissons et des cigarettes, claironner des plaisanteries. Ma soeur aînée aperçoit une copine accompagnée de son père. On s'interpelle, elles changent de place, en bout de rang, jupes étalées et jambes croisées, pour pouvoir chuchoter pendant le film, mais surtout être bien en vue de tous les jeunes hommes.


Les projecteurs s’éteignent. Un « Aaahhh ! » de satisfaction accueille l’obscurité. Ce soir on joue « Le fantôme de l’Opéra ». Ce que j’appelle un film d’épouvante ennuierait les amateurs du genre aujourd’hui. Dans les années Soixante, c’était un véritable film d’horreur.


Chaque fois qu’une image m’impressionne, je me cache derrière ma main. Nous convenons que lorsqu'il (le fantôme) sera parti, mon frère et ma soeur me préviendront : « Tu peux regarder ! ». Bien sûr, trop heureux de faire le fier devant les filles, mon frère se « trompe » de temps en temps pour nous entendre crier. J’entrouvre mes doigts, les referme aussitôt pour ne pas voir l’horrible masque du fantôme de l’Opéra.

Mon frère jubile car ma soeur, bien qu'un peu plus âgée que moi, commence à perdre un peu son courage et à se prendre au jeu. Nous décidons que ce serait plus confortable de se cacher sous la couverture plutôt que derrière nos doigts, surtout qu'il commence à faire froid. Nous passons notre temps camouflées sous cette tente improvisée, à pousser des cris « Le voilà ! », à relever et rabattre la couverture selon la scène, en rigolant comme des baleines.

A l’entracte, les imprévoyants vont reconstituer leur provision de bière. Henriette nous emmène aux toilettes, un lieu inondé et malodorant où, avant de pouvoir faire pipi, il faut éviter d'énormes cafards. Avant ça je n'en avais jamais vu, et pour en trouver d'aussi gros, il faut aller à la Cité des insectes du Palais de la Découverte.

Nous trouvions ce cinéma tout à fait romantique malgré ses fils de fer barbelés et son allure de caserne. Peut-être parce que c’était un lieu de rendez-vous galant, ou parce qu’il était à ciel ouvert, peut-être aussi parce que tout le monde fumait, buvait, s’interpellait, et que nous pouvions rigoler sans que personne ne se fâche. Un vrai théâtre italien.

Nous faisions durer le trajet du retour, marchant sous les étoiles dans les rues à peine éclairées, presqu'étrangères dans la nuit, parce que nous ne voulions pas que se terminent ces soirées fabuleuses.


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