Je voulais être noire

Et si j'étais née Noire ?

Enfant, souvent je me posais cette question.

A l'école, plusieurs copines avaient ce port hiératique de princesse, ces cheveux qu'on tressait , qui tenaient sans barrette, ces foulards fluo avant la mode et ce rire si facile, parfois tonitruant, toujours communicatif.

J'aurais voulu leur ressembler.

Et il y avait Zohra.

Zohra la grande femme qui nous racontait que son aïeule était esclave, qu'elle avait fui la guerre avec sa mère, à pied dans le désert sans dromadaire ni âne, laissant derrière elles le père et les frères morts.

Zohra qui travaillait toute la journée avec sa petite fille bien calée dans son dos, et qui lui lançait littéralement son sein par-dessus l'épaule pour calmer les pleurs du bébé.

"Maman, pourquoi je suis pas Noire ? J'aurais préféré..."

"Comment ? C'est cela que tu voudrais vivre ? Et la ségrégation dans tant de pays du monde ?"

Ma mère n'en croyait pas ses oreilles.

Mais moi, je les trouvais tellement plus belles, et Zohra si avisée, si fière et déterminée donnait envie de lui ressembler.

Si j'avais été une autre, quel destin aurait pu être le mien ?

Indienne, j'aurais marché des heures en chantant dans la montagne, ramassant, après ma grand-mère, les plantes à faire sécher, lourdement chargée de bois, traversant des gorges vertigineuses sur de frêles ponts de lianes et de bois. Dans l'un de ces périples, j'aurais péri avant l'adolescence, tombant dans une crevasse ou toussant jusqu'à l'épuisement, victime de la coqueluche et du froid tout simplement.

Japonaise, j'aurais appris à servir, à m'effacer, et à craindre l'autorité. Et, après une bêtise d'enfant sans gravité, de crainte d'humilier mes parents, je me serais tuée.

Africaine, j'aurais ri en cachette avec mes cousines, guettant les jeunes hommes derrière nos voiles alibi. Et puis les hommes armés seraient arrivés. Ainsi aurait pu finir ma vie.

Américaine, j'aurais concouru à tous les entraînements sportifs, brandissant, joyeuse, le drapeau de mon pays. L'été je serais allée visiter Yellowstone avec les jeunes de mon quartier. Et, un après-midi, une balle perdue m'aurait enlevé la vie.

Il fallait bien que toutes ces petites filles meurent dans mon histoire, comme s'éteignait mon rêve chaque fois que l'on m'appelait.

« Tu viens ? Il faut mettre le couvert. Allez cesse donc de rêver ! »

Alors, je les tuais, pour ne plus avoir envie de leur ressembler.

Jamais je n'aurais pu vivre leur vie.

Puisque c'est ici que je suis née.

Qu'aurait donc été ma vie si j'avais été une autre ?