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1 nov. 2008

Vie d'usine

Toute ressemblance avec des événements s'étant déroulés

à Pantin, en Seine-Saint-Denis, en l'année 1976,

ne serait absolument pas fortuite.



Presse neuve un peu trop propre

mais ressemblant d'assez près à celles de l'atelier,

lui aussi plus sombre et plus sale.



Toukoutouk et touk psssch... Tchouk ! Tchouk ! Toukoutouk et touk psssch... Tchouk !


- Mick ! T'as pas oublié ton bouquin ?


Toukoutouk et touk pssschhhhhhhhh... Tchouk ! Tchouk !

- Non, il est là, dans ma poche.

- Laisse tomber Sélim, Pablo est dans les parages.


C'est Bamba qui vient de parler. Au même moment, Pablo apparaît dans l'encadrement de la porte sur des semelles de crêpe, précaution bien inutile dans le vacarme des presses. C'est son truc le zèle, il faut toujours qu'il en fasse trop, surtout pour répéter au bureau ce qui se passe en bas, sous prétexte qu'il fait partie des blouses blanches. Il jette un regard circulaire, fait le tour de l'atelier, s'arrête près de Bamba, reprend son tour, fait mine de lire le panneau d'affichage, puis regarde sa montre et disparaît vers l'atelier d'ébarbage. Nordine fait signe aux autres de ne pas bouger. Il pourrait revenir.


Le moulin d'où sort la matière prête à être moulée.


La gomme se dévide sans fin : remplir le moule, le glisser sous la presse, retirer les mains en vitesse, sortir la pièce, remplir le moule, et recommencer. Dans un énorme psschhhhhhh, une quinzaine de machines s'éteignent. La sonnerie de 18 heures leur répond en écho, tandis que l'équipe de jour s'en va, emportant sur ses vêtements et jusque dans les cheveux l'odeur puissante du caoutchouc chauffé. C'est l'heure des grosses pièces qui restent plus longtemps dans le moule. Le tango des machines change de rythme pour l'équipe du soir.


- Alors, tu le sors ton livre là ? Il sont tous partis maintenant !


Mick dégaine le volume un peu corné, cinq-cents pages de rêve et d'aventure, un concentré d'évasion en format poche.


Tout a commencé par une lecture solitaire, le livre calé sous une pièce métallique, par séquences d'une demi-page entre deux manœuvres de la presse. Un œil sur le bouton rouge, un autre sur le bouquin. La lumière s'allume. Dès qu'il aura vidé le moule, il saura si le cheval a franchi l'obstacle. Une durite - Toursène frappe son batcha à coups de cravache - une durite - il promet son meilleur cheval au vainqueur du bouzkachi - une durite... Merde ! La température est trop montée, le caoutchouc a massé. Il faut vider le moule et tout nettoyer.


A la pause, avide d'aventure autant qu'il a faim, il continue sa lecture en avalant son sandwich.


Les copains le trouvent bizarre. Drôle d'ouvrier qui lit en travaillant et même en mangeant !

    - De quoi ça parle ton bouquin ?

    - Eh ben là, je suis en pleine course de chevaux. Un jeune gars a perdu au bouzkachi à cause d'un coup en traître. Il faut absolument qu'il gagne cette fois parce que c'est le cheval de son père, et aussi pour l'honneur. Il est fier.

    - Au bouzkakoi ?

    - Mais comment il a été blessé ?

    - C'est un jeu afghan. En plus, son cheval s'appelle Jehol, ça veut dire « le cheval fou ». Et franchement, il lui fait faire des trucs dingues.



C'est parti comme ça : Mick résume ce qu'il vient de lire. Et, de fil en aiguille, chacun voulant connaître les rebondissements de l'histoire, il recommence chaque soir. Jusqu'au jour où il trouve bien plus simple de lire directement à haute voix pour tout le monde.


Dès le départ de l'équipe de jour et du chef, il sort LE livre, et reprend là où il s'est interrompu la veille au soir. Il dispose de quatre à cinq minutes entre deux moulages : une page, une pièce, une page, une pièce. Chacun s'ingénie à régler ses gestes au même rythme pour suivre le récit.

- Zut, ma pièce ! Je l'ai laissée trop longtemps.

- T'inquiète, je m'en occupe.


C'est Malik qui, le premier, a pris en charge la pièce de Mick, un coup sur deux. Puis Bamba l'a relayé. Et, sans concertation aucune, comme si c'était tout naturel, chacun à tour de rôle s'est mis à le remplacer un tour sur deux, menant de front son propre travail, pour qu'il puisse continuer sa narration. Quand sa voix se mêle aux psschhhh de la presse, celui qui surveille la machine vient aux nouvelles.

- Alors ? Qu'est-ce qu'il a dit ?

On lui résume, en Arabe ou en Bambara pour aller plus vite.


Le jeu de bouzkachi
(photo R&L Michaud pour http://www.horse-ball.org)


Plus question de surveiller le rendement du voisin pour rafler la prime à sa place, plus question de se lancer des anathèmes plus ou moins liées aux origines de chacun.

Tous ne font plus qu'un, cramponnés aux rênes du coursier, libres et fiers ; la vapeur des presses est un nuage de poussière soulevée par les sabots de leur monture, le bruit des machines est celui du galop. Les brûlures de la presse sont leurs blessures de héros.

Mick-Sage s'est mué en Guardi Guedj, le vieux conteur. Tous vivent le souffle suspendu, non plus aux machines, mais aux aventures de l'arrogant Ouroz, du fier Toursène, et de l'humble et rouée Zéré, dans l'odeur du caoutchouc remplacée par celle du sang et du feu de bivouac.


A la dernière page, personne ne veut laisser retomber la magie.

Alors, Malik entonne A Vava Inouva de sa belle voix claire.

Le répertoire traditionnel kabyle remplaçe le grand conte merveilleux de Joseph Kessel : Les Cavaliers.

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Joseph Kessel

Le jeu de Bouzkachi

Géographie de l'Afghanistan

De la récolte au produit fini, l'exploitation du latex par les "barons du caoutchouc" a épuisé des générations de travailleurs, parfois quasi esclaves.

Vers une autre façon d'exploiter cette ressource.


5 commentaires:

Tisseuse a dit…

non seulement ce roman de Kessel est magnifique, mais cette narration de "l'évasion" ainsi de quelques ouvriers est très émouvante

cela me touche probablement car une grande partie de ma famille paternelle a trimé dans les usines de métallurgie, labeur éreintant aussi s'il en est
mais c'est aussi grâce à l'école de musique montée par le patron qu'ils ont appris la musique et ont un jour communiqué tout ça à leurs descendants

Bab a dit…

La musique est un langage univerel qui relie les humains entre eux au-delà des clivages sociaux et linguistiques.
C'était une superbe idée.

Anonyme a dit…

Un beau récit où se mesure toute la dimension de la solidarité.

justmarieD a dit…

Trés beau récit, j'aime déjà beaucoup votre blog alors que je n'ai lu que quelques notes, j'aime Internet pour ces lieux de rencontres que sont les blogs, merci à vous d'avoir laissé un commentaire sur le blog "brouillon de vie" qui m'a donc conduite jusqu'à vous.
A bientôt

Marie

Bab a dit…

Merci Marie,

J'ai apprécié aussi votre blog.
Cette histoire vraie est celle de mon compagnon dont je parle peu ici car il est discret et je ne le fait qu'avec son assentiment. J'espère qu'il voudra bien que j'en raconte d'autres.